Le christianisme est « né » de tensions entre institution, communauté et individu. Jésus est le personnage qui donna naissance aux « judéo-chrétiens », ces communautés de juifs , dissidents sur de nombreux points du judaïsme « classique ». En bousculant les coutumes juives , il crée une tension, avec la communauté dont il est issu, qui le mène à sa mort (et donc à sa résurrection). Les tensions subies ensuite par la communauté de disciples qui l’entouraient donnent lieu au paradigme du Martyr, et aux nombreux martyres chrétiens. Bien plus tard, ce sont également des tensions entre le Saint-Siège et les communautés de croyants protestants qui mèneront à la Réforme. Les tensions entre institutions et communautés, si elles ne se résolvent pas grâce à un compromis, peuvent être la source de véritables schismes (entre juifs et chrétiens comme entre catholiques et protestants par exemple). Pour l’Église catholique, il est donc essentiel de ne pas exalter ces tensions. L’institution catholique, l’Église, sous l’autorité du Pape, représentant de Dieu sur terre, se doit d’unifier la communauté des croyants. Les discours ambigus, l’utilisation de termes choisis, la présence d’arguments contradictoires dans un même texte, sont autant d’indices quant aux tensions auxquelles l’Église fait face. Mais ce sont surtout dans les pratiques religieuses et la façon dont les individus expriment leur foi vis-à-vis d’eux-mêmes et de leur communauté que se trouvent les plus vives manifestations de ces tensions.
Après la lecture de l’article de Céline Béraud sur le « mariage pour tous » , le meilleur exemple (de ce type de tensions) aujourd’hui est, à mon sens, le mariage entre personnes de même sexe. Il est clair qu’étant un sacrement, il relève de l’institution religieuse. Le modifier, en en élargissant l’accès aux couples homosexuels, relèverait d’un véritable schisme. Cela explique sans doute pourquoi les prêtres catholiques les plus ouverts à la question du mariage entre personnes de même sexe ne peuvent se permettre de le pratiquer. Une bénédiction peut être accordée, après de longues discussions et négociations, et l’assurance d’une certaine dévotion, mais toujours hors du cadre institutionnel et dans la plus grande discrétion. Une célébration, hors de l’église (et donc hors de l’Église) peut avoir lieu, mais la reconnaissance religieuse de l’amour dans un couple homosexuel ne se fait pas au-delà de sa communauté. En effet, lorsque Antoine Guggenheim, prêtre et théologien, se prononce en 2014 en faveur d’une forme de « bénédiction », il est contraint de revenir sur ses paroles quatre jours plus tard et de ne plus parler que de « prière ». Contraint par qui ? Par quoi ? La réponse est sans doute « par la tension provoquée par son discours au sein de la hiérarchie ». Finalement la tension n’existe que parce qu’il existe une hiérarchie (ce type de tension est donc moins problématique dans le monde protestant). Le discours individuel souffre moins de censure, ou d’autocensure que le discours communautaire, qui en souffre lui-même moins que le discours institutionnel. Mais la hiérarchie n’est pas non plus totalement indépendante dans ses prises de position, car pour éviter les schismes et les mécontentements, et puisqu’elle n’existe que par la force des communautés et des individus qui les composent, elle se doit de laisser une « marge de manœuvre » aux laïcs. Pour ne pas exclure définitivement les catholiques homosexuels, ou ne pas s’attirer les foudres des homosexuels catholiques , l’Église use d’un langage qui lui est propre : on ne parle pas de « sexe » ou de « sexualité » mais d’« amour », on ne dit pas qu’on est « contre » mais plutôt que « Dieu a créé l’homme et la femme afin qu’ils forment une famille et engendrent une descendance ». À la suite du synode des évêques sur la famille, un texte institutionnel admet l’existence d’unions homosexuelles, et en les nommant, en admettant leur réalité, elle ouvre plus qu’il n’y paraît le débat les concernant. C’est également parce qu’elle prend acte de leur existence, par écrit , qu’elle s’attache particulièrement à exprimer son avis, ses consignes, concernant les enfants vivants sous le même toit que ces couples, et donc à les encadrer. Il eut sans doute été impossible de faire exister ces unions sur papier avant d’avoir établi le cadre dans lequel le discours officiel pouvait les inscrire. Finalement, le « bricolage » est, pour les couples de même sexe, une pratique de conciliation entre un besoin de reconnaissance et de rituel, et l’impossibilité de célébrer un mariage religieux classique. Après une négociation avec le prêtre, il est possible de prendre quelques éléments rituels issus du religieux et de les combiner à de nouvelles pratiques, innovantes, et donc individualisées. On peut donc dire que le mariage entre personnes de même sexe cristallise une tension interne à l’individu, entre sa foi et son désir, pouvant se résoudre par la reconnaissance de son amour par un représentant officiel de sa foi ; une tension entre individu et communauté, comme en témoignent les nombreux récits relatés dans l’article de Céline Béraud, tension marquée par le sentiment d’exclusion de certains fidèles ; une tension entre les individus membres du clergé et les institutions, que certains résoudront en choisissant la discrétion, dans l’idée qu’il n’y a de juge que Dieu et que les risques encourus au cours de leur existence terrestre ne peuvent l’emporter sur la conviction que l’amour de Dieu s’adresse à chacune de ses créations (la sexualité étant dépassée dans le royaume des cieux) ; une tension également interne au prêtre, à l’issue de laquelle un choix pratique s’opère entre l’action, la réaction, ou l’abstention ; une tension entre individus d’une même communauté puisque, malgré une apparente homogénéité d’opinion, un tiers des catholiques français ne se disent pas opposés au « mariage pour tous » en 2013 ; une tension entre deux institutions majeures, l’Église et l’État, portant entre autres sur le vocable utilisé pour qualifier les actes de reconnaissance des unions homosexuelles, le mot « mariage » étant ici au cœur du débat, incarnant parfaitement la rivalité institutionnelle par rapport à la « légitimité » des prises de décisions dans le domaine familial et patrimonial. Le plus intéressant dans la question de la reconnaissance des unions de personnes de même sexe est l’attitude finale de la hiérarchie. Si la menace de l’exclusion reste un moyen certain d’asseoir son pouvoir sur les membres d’une communauté, une prise de position trop claire aurait été risquée dans un cas comme celui-ci (où une partie des catholiques s’affichaient ouvertement contre cette « contrainte du consensus », cette uniformité imposée, pour la pluralité des avis, manifestant une certaine lassitude face à l’omniprésence de la polémique dans la vie paroissiale ou carrément un soutien aux paroissiens discriminés). Mais la reconnaissance légale du mariage entre personnes de même sexe, en même temps qu’elle réaffirma la primauté de l’État sur l’Église dans le domaine de la réglementation familiale et patrimoniale, mit un terme aux prises de position publiques des évêques sur le sujet. Il faut également ajouter qu’un conflit interne, un schisme communautaire plane dès lors que les exclus ne sont plus isolés. Si une part conséquente des laïcs n’avait pas marqué son refus face aux militants de la « manif pour tous » et de la politisation de la vie paroissiale, peut-être en aurait-il été autrement. C’est donc l’existence de ces trois paliers, que sont l’individu, la communauté et l’institution, qui protège en quelque sorte l’unité dans le monde catholique. Mais c’est également là une source de tensions, dont les résolutions dépendent de leur « publicité ». Il existe bien sûr de nombreux autres exemples de « tensions » dont la résolution se trouve souvent dans la discrétion. Certaines d’entre elles ont pu, peuvent ou pourront devenir de véritables sujets de polémique en fonction de leur « médiatisation » : les bonnes sœurs qui soignent avec du cannabis, en cultivent et en fument , celles qui distribuent des préservatifs en Afrique , les pratiques « magiques » de certains pèlerins (dont nous avons parlé en classe), les libertés prises par des écrivains catholiques en regard des discours des théologiens, les sujets religieux au cinéma , les implications des prêtres dans la vie sociale avec notamment les prêtres ouvriers, etc.
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