INDE
Grand système de données de l'Inde : un plus grand désastre que Facebook ?
Le Premier ministre Modi a fait campagne avec enthousiasme pour étendre la gouvernance numérique via le système Aadhaar. Mais des millions d'Indiens sont en danger parce que le système contenant toutes leurs identifications personnelles fuit comme une passoire et la réponse du gouvernement a été épouvantable.
L'Inde n'a pas de coltan, ni de terres rares, peu de pétrole et pas assez d'eau. Ce qu'elle a, ce sont des gens - 1,3 milliards, et ça compte. Ça rend l'Inde potentiellement très riche dans ce qu'on a appelé le ''nouveau pétrole'' : les données. Mais qui bénéficiera de cette richesse et qui pourrait être en danger ?
Le Premier ministre indien, Narendra Modi aime sans aucun doute recueillir des données. Depuis qu'il est devenu Premier ministre en 2014, il a mené une campagne enthousiaste pour étendre la gouvernance numérique, saluant son efficacité et prônant sa capacité à transformer le pays.
Les dispositifs biométriques sont maintenant utilisés pour suivre la présence des élèves et des enseignants dans les écoles, et les employés du gouvernement au travail. Suite à son plan désastreux de démonétisation en 2016, Modi a exhorté les Indiens à effectuer des paiements numériques et pas en espèces, même pour de petites transactions.
Plus ambitieux, le gouvernement de Modi a étendu la portée et le rayonnement du programme de l'Inde visant à délivrer à tous les habitants un ''numéro d'identification unique'', ou Aadhaar, lié à leur biométrie. L'objectif principal du programme - initié en 2009 par le gouvernement dirigé par le parti du Congrès précédent - était à l'origine de gérer les prestations gouvernementales et d'éliminer les '' bénéficiaires fantômes '' des subventions publiques, empêchant ainsi le chapardage des fonds publics.
Lorsque le système Aadhaar a été introduit, Modi - alors le ministre en chef du Gujarat - s'y est opposé avec véhémence, s'engageant à abandonner le projet si son parti, Bharatiya Janata (BJP), arrivait au pouvoir. Mais en tant que Premier ministre, Modi a embrassé le programme, ordonnant que les numéros d'identification soient liés à pratiquement tout. Les comptes bancaires, l'inscription à l'école, les contrats de téléphonie mobile, les dossiers de voyage, les admissions à l'hôpital, et même des certificats de crémation, maintenant tout nécessite un Aadhaar, en dépit des assurances de Modi à la Cour suprême que la participation au programme ne deviendrait pas obligatoire.
L'hégémonie politique est l'objectif du Premier ministre.
Les objectifs de Modi vont bien au-delà de l'efficacité. Il a déclaré sans vergogne que les données sont une ''vraie richesse'' et que ''quiconque les acquiert et les contrôle'' peut atteindre ''l'hégémonie''. Et l'hégémonie politique est l'objectif de Modi. Il a passé les quatre dernières années à centraliser et la consolider le pouvoir, et son BJP a pris le contrôle de 22 des 29 Etats, complétant sa majorité à la Chambre basse et une majorité probable dans la Chambre haute (qui est élue par les assemblées de l'Etat).
Mais l'apparente vision de Modi sur l'Inde, un pays où le Big Government rencontre les Big Data, a croisé de nombreux obstacles. Les machines qui devaient authentifier les détenteurs d'Aadhaar, ont souvent échoué, en particulier dans les zones rurales du pays, en raison d'un manque de connectivité Internet ou d'électricité. En conséquence, loin d'aider les pauvres, le système Aadhaar a empêché de nombreux pauvres de réclamer leurs parts du Système de Distribution Publique, ce qui constitue une violation de leurs droits.
Pire encore, le programme Aadhaar fuit comme une passoire. Un journaliste d'investigation du journal The Tribune a pu acheter cinq millions de numéros d'identification pour seulement 500 roupies (8 dollars). Sur le site Web d'une société pétrolière et gazière du gouvernement, toute personne ayant des compétences techniques de base pourrait découvrir les noms, les coordonnées bancaires et les numéros Aadhaar de plus de 500 millions d'Indiens. Près de 16 millions de numéros Aadhaar ont été accidentellement exposés par le ministère du Développement rural. Et les détails concernant 20 millions de personnes dans l'Etat du sud de l'Andhra Pradesh ont été révélés dans une base de données de travailleurs non syndiqués.
Déni, complaisance, dissimulation.
Dans l'ensemble, le programme Aadhaar met les utilisateurs dans une posture bien pire que disons, les 87 millions d'utilisateurs de Facebook dont les données personnelles ont été partagées à tort avec le cabinet de conseil politique Cambridge Analytica. Pourtant, en réponse à de telles révélations, le gouvernement de Modi n'a offert que du déni, de la complaisance et de la dissimulation.
Cette incapacité à protéger les données semble être un modèle chez Modi. En 2015, il a invité ses partisans ''à recevoir des messages et des courriels directement du Premier ministre'' en téléchargeant et en installant ''l'application mobile Narendra Modi'' sur leurs téléphones. "Pas d'intermédiaires, pas de médias, pas d'officiels, pas de paperasserie", a-t-il promis. La version Android de cette application a été téléchargée plus de cinq millions de fois.
Mais il y avait un piège : les données pour lesquelles les abonnés de Modi ont accepté l'accès de l'application - y compris leurs photos, listes de contacts et données GPS, ainsi que leurs micros et caméras - ont été partagées avec une firme américaine. Les utilisateurs de l'application ne savaient pas que ça arriverait, sans parler de leur consentement qui n'était même pas inclus dans les petits caractères. Et même si la politique de confidentialité de l'application a été depuis modifiée, cette firme américaine conserve les données précédemment acquises, qu'elle pourrait utiliser à des fins commerciales aujourd'hui et pour qui sait quoi d'autre demain.
Les défis associés à la collecte et à la protection des données ne feront que s'intensifier dans les années à venir. On estime que 90% des données mondiales ont été produites au cours des deux dernières années seulement. En Inde, ce pourcentage pourrait être encore plus élevé, car les services 4G de plus en plus omniprésents et les smartphones de plus en plus abordables et fonctionnant sur Internet, ont récemment permis à des millions de personnes de se connecter et d'offrir des quantités importantes d'informations personnelles.
L'Inde sera la terre des Big Data. La question est de savoir si ce sera aussi la terre de la Grande Fuite. Jusqu'à présent, le pays manque de lois sur la confidentialité et la protection des données. Ma propre tentative d'en introduire une dans un projet de loi d'initiative parlementaire a été contrecarrée à maintes reprises par des perturbations qui paralysaient le Parlement. Pour protéger les gens qui génèrent toute cette richesse de données que Modi convoite, il doit donner suite à sa promesse électorale de fournir ''un gouvernement minimum, une gouvernance maximale''.
Shashi Tharoor
INDIA
Asia Times – 21/4/2018
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