Voici un texte assez simple, tournant autour d'une question souvent abordée dans le Bouddhisme : l'aspect illusoire de ce que l'on croit à tort être le soi ou l'égo. Ce texte est quelque peu maladroit, mais a une certaine vitalité que j'espère appréciable. Chose amusante, il me semble bien que j'ai l'écrit avant de m'intéresser sérieusement au concept de "anātman" (अनात्मन् en sanskrit), idée selon laquelle il n'existerait pas de "soi". Je vous propose, en conclusion et en prolongement de ce petit texte qui vise à explorer les conséquences psychologiques d'un abandon de la représentation que l'on se fait de soi-même, de lire un texte écrit récemment par Mathieu Ricard, avec plus de clarté et moins d'enrobage romanesque.
Bonne lecture.
« Vieux prunier », par Kanō Sanraku 1559-1635. Encre, couleurs et or sur papier. Jeu de portes coulissantes : 184 x 99 cm, début du XVIIe siècle. Daikaku-ji, Kyoto
Depuis longtemps tu essayes d'être quelqu'un. Tu te cherches. Tu veux trouver ton style, trouver ta place, trouver ton domaine de compétences. Tu veux t'améliorer, tu veux que quelques personnes t'aiment, t'acceptent, te respectent, te comprennent, cherchent ta compagnie. Tu veux apporter quelque chose au monde et tu voudrais qu'on reconnaisse ton utilité, qu'au moins tu sois bon dans quelques activités.
Depuis longtemps tu ne sais pas exactement qui tu es, il faut dire que c'est assez épuisant de se suivre soi-même dans tous les changements de la vie. Enfant puis adolescent, adolescent puis adulte, adulte célibataire puis en couple, adulte sans responsabilité puis oncle, oncle puis père, père puis grand-père, pour ne parler que des liens familiaux possibles... Tu as tout un tas de choses à faire correctement pour continuer à être toi-même. Tu es responsable de ton intégrité physique et morale. Tu dois bien avoir une certaine réputation pour continuer à exister dans la société. Tu dois tenir ta place, faire ce que tu dois faire, et éviter de faire ce que tu n'as pas le droit de faire. Tu dois remplir correctement les formulaires administratifs et ne pas perdre ta carte d'identité.
Depuis longtemps tu essayes d'être quelqu'un. Quelqu'un de bien. Tu ne voudrais pas empêcher les autres d'être eux aussi quelqu'un. Tu fais beaucoup d'efforts pour ne pas blesser le "quelqu'un" qu'ils sont, qu'ils pensent être. Tu sais que ce n'est pas si facile que ça d'être quelqu'un alors tu évites de rendre la tâche plus difficile aux autres. Pourtant tu dois toi aussi essayer d'être quelqu'un alors tu te confrontes aux autres, mais sans jamais vraiment franchir la limite, une limite invisible mais bien réelle : il faut que tu sois le plus possible "quelqu'un", sans trop empêcher les autres d'être aussi "quelqu'un", et d'ailleurs dans les discussions de groupe tu n'aimes pas trop les gens qui ne laissent aucune place aux autres.
Pourtant, tout en restant à ta place, sans déborder sur la place des autres, tu essayes d'être le meilleur quelqu'un possible. C'est tout à fait normal, d'ailleurs tout le monde autour de toi fait ça : tout le monde essaye d'être le meilleur quelqu'un possible. Depuis longtemps tu essayes d'être quelqu'un, mais ça me marche pas tout à fait. Les fissures de ton quelqu'un sont colmatées régulièrement, parfois dans l'urgence, avec tout ce que tu trouves à portée de main : un travail, un objet auquel t'identifier (une voiture par exemple), tes enfants (grâce auxquels tu es un parent), un ami dont tu n'aimes peut-être pas trop le quelqu'un mais grâce auquel ton propre quelqu'un se fortifie un peu, des médicaments, du sport... La liste pourrait être longue, et les choses au lieu d'être les choses deviennent des choses à digérer pour agrandir ton "quelqu'un".
Tu dois bien te l'avouer : souvent les autres sont là pour faire tenir ton quelqu'un, ils sont là pour que tu puisses être quelqu'un de gentil avec eux, quelqu'un de bien, d'intelligent, avec des défauts qui te donnent, tu l'espères, plus de charme et de personnalité que de véritables inconvénients sociaux. Tu as besoin des autres pour être quelqu'un, c'est une évidence.
Depuis longtemps tu essayes d'être quelqu'un, mais ça ne marche pas du tout. Tout part en couille, tu dors mal et tu fais des cauchemars la nuit, tu es la proie du regard des passants qui ont le pouvoir de mépriser le quelqu'un que tu essayes, si difficilement, d'être. Tu crains tes proches qui, s'ils s'en allaient ou se disputaient avec toi, risqueraient de transformer peu à peu ton "quelqu'un" en vide.
Le bout rouillée d'une machine quelconque, @remi-c , 2017
Tu vieillis et la gamme des "quelqu'uns" possibles se réduit, tu penses à la science qui te dit que la plasticité du cerveau va en diminuant, et tu te dis que ton quelqu'un est sûrement quelque part dans ton cerveau, en train de se raidir, te bloquant dans une zone de "quelques uns" pas si intéressants que ça. Tu es aigri, tu te sens seul avec ton quelqu'un, ton quelqu'un immense qui t'écrase et te demande tant d'efforts, tant de réflexions! Tu mens parfois pour protéger ton quelqu'un ou l'embellir un tout petit peu, oh ce ne sont jamais de gros mensonges, c'est juste que c'est plus simple comme ça, et ton quelqu'un devient compliqué, tu n'arrives plus tout à fait à communiquer avec les autres parce que tu dois passer beaucoup de temps à combler les fissures de ton quelqu'un. Tu vas voir un psychanalyste qui veut t'aider à réparer et à comprendre ton quelqu'un, ou tu cherches à fuir ton quelqu'un, qui te demande trop d'efforts, afin de ne pas l'affronter et alors tu regardes la télévision ou tu lis beaucoup de romans.
Mais en réalité tu passes de plus en plus de temps à penser à ton quelqu'un et la seule solution pour ne pas penser à ton quelqu'un, c'est d'être toujours actif. Ça devient difficile de communiquer avec les autres à cause du poids de ton quelqu'un. Plus tu essayes d'être quelqu'un, plus tu te fatigues. Tu te demandes finalement si tu as eu raison d'essayer d'être "quelqu'un de bien", il aurait peut-être fallu que tu sois un peu plus égoïste pour devenir "quelqu'un de plus efficace"? Tu as peut-être mal choisi ton "quelqu'un" ?
Et tu passes complètement à côté du problème. Tu ne réalises pas qu'il ne s'agit pas d'un choix entre "être quelqu'un de bien" ou "être quelqu'un d'intelligent", il ne s'agit pas du tout d'un problème d'identité. Tu t'es habitué à un mensonge auquel tout le monde croit, tout simplement. En réalité, tu n'as pas à réussir. Tu n'as pas à être "quelqu'un". Tu n'as pas à faire d'efforts pour maintenir cet illusoire "quelqu'un" qui ne peut pas exister. Tu es devenu incroyablement égoïste sans t'en rendre compte, en essayant de "devenir quelqu'un", et même quelqu'un de bien.
Depuis si longtemps tu essayes d'être quelqu'un. Mais maintenant tu n'essayes plus. Tu as laissé le quelqu'un en toi se fissurer, tomber en miettes. Au début c'était assez dur . Un "quelqu'un" qui s'effondre menace le "quelqu'un" des autres, et comme les autres sont tous accrochés à leur "quelqu'un", ça peut poser quelques problèmes. Tu te rends compte que beaucoup de "quelques uns" des autres comptaient sur ton "quelqu'un" pour continuer à être leur "quelqu'un". Tu essayes de rompre en douceur parce qu'au fond tu es encore "quelqu'un", et plutôt quelqu'un qui essaye d'être quelqu'un de bien.
Tu progresses vers l'anéantissement de ton quelqu'un, et tu progresses vers la paix, vers l'énergie, et tu aimes les autres au lieu d'aimer leur "quelqu'un" et le tien à travers le leur, et tout pourrait te faire rire d'un rire sonore et plein parce que pour toi le monde n'est plus un jeu de rôles, tu n'as plus à être "quelqu'un", tu n'as plus qu'à être, et tous les problèmes ont disparu, et si tu deviens un imbécile heureux ça ne sera qu'un autre type d'être sans être un "quelqu'un", tu as compris ce qu'était la compassion parce que tu as souffert et que c'est terminé. Tu t'es débarrassé de ce qui en toi pouvait vraiment souffrir, la douleur existe encore mais plus la souffrance car il n'y a plus rien en toi que l'on peut blesser.
Tu comprends maintenant que tu as passé ta vie à essayer d'en rajouter sur ton "quelqu'un" pour qu'il soit vraiment chouette, alors qu'il suffisait d'en enlever peu à peu, et maintenant tu es tout aussi bien un nuage qu'une sensation de froid intense, tu es la lune et la merde de chien dans la rue, et tout est très bien comme ça.
Calligraphie sur rouleau du Bodhidharma. Texte : « Le zen s'adresse directement au cœur humain, vois dans ta nature et deviens Bouddha », par Hakuin Ekaku (de 1685 à 1768)
Mathieu Ricard, L'illusion de l'égo : https://www.matthieuricard.org/blog/posts/l-illusion-de-l-ego
J'adore, j'adore, j'adore :)
C'est si juste ... L'illusion de l'égo est un thème de réflexion qui me "hante" depuis fort longtemps et qui, je crois n’accompagnera encore ... le temps qu'il faudra ;)
Merci.
C'est un point important et délicat. On se confronte souvent à l'idée de deux niveaux de réalité différents, présentés par plusieurs enseignants bouddhistes. Un niveau conventionnel et un niveau qui serait plus absolu.
Sur le plan conventionnel, il est évident qu'il y a bien quelqu'un qui s'appelle "X" et qui répond à son nom quand on l'appelle, qui est responsable de ses actes. Dans "la vie de tous les jours", il y a bien quelque chose de l'ordre de l'égo, de l'ordre d'un "je", et pour échanger avec les autres il faut être un peu "quelqu'un".
Sur un plan plus "absolu", ce "quelqu'un", en inter-dépendance totale avec l'ensemble des phénomènes, n'est rien d'autre qu'un concept pratique pour échanger. C'est un ensemble de formations ou agrégats (skandhas) qui n'a pas d'existence autonome. En explorant, grâce à la concentration détendue de la méditation, la nature du soi, on peut ressentir avec beaucoup de clarté cette réalité qui fait que nous ne sommes certainement pas le "moi social", utile d'un point de vue pratique, mais très artificiel au final. Ce détachement vis-à-vis de la sacralisation de l'identité et du "je" se fait nécessairement peu à peu, avec un jeu de balancement, de va et viens, jusqu'à s'approcher d'un équilibre (dans le mahayana, toute la question tourne autour de cet équilibre, de la Voie du Milieu), où l'on dépasse la pensée conventionnelle sans la nier (on ne devient pas un malade mental ne comprenant plus rien des us et coutumes de ses contemporains =) ).
Quoique très simple en réalité, la philosophie bouddhiste (même si c'est un peu caricatural et qu'il y a plusieurs philosophies bouddhistes, pas une seule) est dure à aborder car elle implique un entraînement et un abandon du langage Le langage est fait pour être pratique. On dit : "il y a un chevreuil dans cette direction" et toute la meute part dans "cette direction". Le langage est fait pour zoomer sur un élément, exclure de l'ensemble une chose particulière pour agir dessus, ou s'informer. Il est taillé dés le départ pour être exclusif, excluant. Or, la pensée bouddhiste peut se présenter en une progression en quatre points qui vont à l'encontre de cet usage exclusif pour proposer un usage inclusif qui ne fait sens que vis-à-vis du "niveau de réalité plutôt "absolu"", et qu'on peut résumer ainsi :
1 - J'existe.
2 - Je suis néant (c'est à dire "je n'existe pas", mais pour que le reste soit plus clair, il me fallait une tournure affirmative).
3 - J'existe et je suis néant.
4 - Je n'existe pas et je ne suis pas néant.
1 - niveau conventionnel : je constate qu'il y a quelqu'un qui s'appelle Rémi, qui a telle ou telle caractéristique etc...
2 - niveau, disons, philosophique : je constate que malgré le niveau 1, mes caractéristiques sont éphémères, dépendantes du contexte, et que nulle part, malgré la première intuition du niveau 1, je ne peux trouver quelque chose qui soit "moi".
3 - niveau synthétique : Les deux premiers niveaux ayant été vécus, force est de constater que l'on voit maintenant les choses selon ces deux niveaux à la fois : il est à la fois évident que j'existe et que je m'appelle Rémi, avec telle ou telle caractéristique, et il est à la fois évident que rien de précis et durable n'est identifiable que l'on pourrait qualifier de "moi". Donc, j'existe et je suis néant à fois.
4 - niveau absolu : puisque je viens de ressentir profondément que deux états antinomiques, ne pouvant exister en même temps d'un point de vue logique, existaient en même temps (j'existe et je suis néant), alors cela veut dire que c'est en fait tout autre chose : "je n'existe pas, mais je ne suis pas néant". Ce stade est celui d'une sorte de révolution dans notre façon de voir le réel, le monde, et où les mots sont incapables de nommer. Sensation d'identité avec le Tout, le Cosmos, et en même temps de grande simplicité, de "rien de spécial", aucune sensation de fierté pour la chose accomplie car rien n'a été accompli, c'était déjà comme ça depuis le début. Bref, état indicible !
Tout ça pour nuancer un peu le propos de mon article, et le développer, en cohérence avec la pensée bouddhiste, que j'ai peut-être un peu caricaturée ici, voulant aller vite, et n'ayant pas les "sources" en tête.
Mais niveau sources, c'est énormément tiré de la pensée de Dogen, et de son Shobogenzo.
Quelle générosité dans le propos !
J’apprécie :)
Ça me rejoint énormément...
Je me propose d’aller voir du côté de « la pensée de Dogen » que je ne connais pas du tout ...
Encore merci et à bientôt:)
Je suis allée voir une vidéo sur internet qui présente simplement l'enseignement de la "pensée Dogen".
Ça me rejoint complètement !
C'est le travail d'une vie ... et peut-être plus ;)
Merci à toi @remi-c pour cette découverte inspirante.